" Il y a toute sorte de gris. "
Il faut bien que la vieillesse se passe.
"Il y a le gris bleu qui est un regret du ciel."
Abandonner : Laisser quelqu'un […] en un lieu quelconque sans s'en soucier ni s'en occuper davantage.
Il y a un âge où l'on déteste parler de son enfance. Raconter de petites anecdotes marrantes de temps en temps oui mais se plonger entièrement, pendant une heure ou deux, dans ce passé encore trop proche à notre goût à ça non. On n'assume pas totalement qui on était. Pourtant, l'enfance c'est un moment merveilleux plein de bonheur, rempli de mots utopiques tels que famille, joie, innocence... Pas pour moi. J'aurais tellement aimé vivre dans une famille traditionnelle, j'aurais tellement aimé que mon père soit là, présent pour moi et pas simplement là pour me soutenir financièrement et pour me donner un nom de famille, aussi célèbre soit-il. J'aurais tellement aimé que ma mère se batte à mes côtés, qu'elle me dise qu'elle m'aime et qu'elle soit fière de moi. Ma mère est partie, comme ça sans un regard pour moi. Enfin ça je ne sais pas, je n'ai aucun souvenir de ma mère, pas un seul. Je n'ai jamais voulu savoir comment elle s'appelait de toute façon. Petit c'était pour mieux pouvoir l'imaginer. Je lui trouvais des excuses, aussi blessantes soient-elles à mon égard. Peut-être n'avait-elle pas eu le choix peut-être... mais ça n'empêchait pas la douleur, ça ne stoppait pas mes pleurs. Grand, c'était pour fuir la réalité et c'était aussi pour lui refuser une identité propre. Elle m'avait abandonné, je ne lui laissais aucun droit sur moi, je lui enlevais son nom.
"il y a un gris sale, un gris terrible, un gris jaune tirant sur le vert, un gris pareil à la poix, un enduit sans transparence, étouffant, même s'il est clair, un gris destin, un gris sans pardon, le gris qui fait le ciel terre à terre, ce gris qui est à la palissade de l'hiver, la boue des nuages avant la neige […]. "
Quand on est jeune et qu'on a été abandonné à la naissance on ne peut pas s'empêcher de se demander si c'est de notre faute; pire, on ne peut pas s'empêcher de penser que c'est de notre faute. Cette idée m'a hanté – et elle me hante toujours. Je me sentais si seul. J'errais. Mais la vie continuait et, dans ce merdier qu'était ma vie j'avais eu une chance inouïe. Une chance fait de chair, de bonne humeur, de tendresse, de douceur ; une chance qui s'appelait Frankie.
Mon enfance pourrait se résumer à son prénom. Ce serait réducteur bien sûr mais Frankie a été mon fil rouge au moment où j'en avais le plus besoin. Je n'étais pas réellement malheureux je veux dire, bien sûr que je manquais d'affection, bien sûr que de ne jamais voir ses parents c'est difficile et, je le reconnais, le manque reste le plus gros souvenir de mon enfance mais je me refuse aujourd'hui à limiter mon enfance à cette souffrance, à mes pleurs, à … à tout ça. J'ai eu bien plus. Ma sœur déjà et puis les autres enfants que je rencontrais, qui étaient alors trop jeunes pour savoir qui était mon père ou qui étaient simplement moldus. En parlant de Frankie j'avais une peur bleue à un moment - dont elle ignore tout – je craignais que notre père ait un nouvel enfant, qu'il atterrisse avec nous et que Frankie ne se préoccupe plus que de lui. Idiot, n'est-ce pas ?
"Il y a le gris plein de rose qui est un reflet des deux Trianons."
Je me rappelle des grands parcs dans lesquels nous allions parfois, j'adorais la nature – encore aujourd'hui – et ils renferment sans aucun doute mes meilleurs souvenirs. Frankie débarquait souvent, affolée parce qu'elle pensait m'avoir perdu ; j'étais un peu naïf, je faisais confiance à tout le monde et on aurait facilement pu m'enlever d'ailleurs, elle avait raison de s'inquiéter. Mais c'est surtout dans un de ces parcs que j'ai compris que je pouvais faire rire les autres. J'avais neuf ans et je discutais avec un garçon de mon âge dont j'ai oublié le nom. Je l'ai fait rire, ça m'a fait rire, il était heureux et ça m'a rendu heureux. Tout simplement. C'est là que j'ai compris que c'était magnifique, que, quitte à me tourner en ridicule je voulais qu'on dise que j'étais drôle. A l'époque, j'étais un peu timide alors bien sûr si l'idée était belle l'application me semblait impossible, aller voir les autres pour les faire rire... tâche ardue ! Je faisais rire Frankie parfois – elle le méritait bien, pour tout ce qu'elle m'avait sacrifié.
Puis, elle eut onze ans et elle partit à Poudlard. Grand changement. Pour elle évidemment mais aussi pour moi ; j'allais me retrouver tout seul et, autant le dire tout de suite cette idée me terrifiait. Je n'ai pas fait grand chose cette année-là, j'ai continué ma petite vie, tranquillement.
Et ce fut mon tour.
"Le gris beige couleur de la terre après la herse."
Aurélien, Aragon.
Poudlard c'est beaucoup de choses. Un tas de possibilités s'offraient à moi mais j'avais encore trop peur pour les saisir. Je les regardais passer de loin en me disant que je ne les méritais pas. Je ne pensais pas mériter grand chose, dans mon esprit restait l'idée que j'avais été abandonné parce que je n'étais pas capable. Malgré mes rires, malgré ma bonne humeur je n'étais pas très à l'aise dans cette grande école. Poufsouffle fut désigné comme étant ma maison – ce qui m'allait très bien – et je commençais ma vie d'étudiant, de sorcier. Je n'eus aucun mal à m'intégrer ; les élèves étaient sympathiques. Mon nom me posa quelques problèmes au début bien sûr, puisque je détestais qu'on m'approche pour cette raison et puis je compris que c'était peut-être un moyen de rencontrer de nouvelles personnes alors, pourquoi pas. Autant qu'il me soit utile. Poudlard c'est donc beaucoup de choses mais avant tout une expérience humaine. Rares étaient les personnes qui avaient été proches de moi pendant l'enfance, là bas c'était différent. J'étais une jeune garçon sympathique, enjoué, motivé. J'avais tendance à suivre les mouvements de groupe, à rester en retrait lorsqu'il s'agissait de questions sérieuses, à être celui qui écoute plutôt que celui qui parle, sage qui prodiguait des conseils et ce rôle m'allait très bien. Je me sentais bien. Tout était possible.
Si jamais quelqu'un demandait à mes professeurs ce qu'ils pensaient de moi ils risqueraient de recevoir une réponse courte, dénuée de tout intérêt. Élève moyen, voire bon qui ne participe pas plus que nécessaire, qui ne s'investit pas spécialement et qui ne cause pas de problème. C'était moi tout craché.
"Pour ce qui est de l'avenir, il ne s'agit pas de le prévoir mais de le rendre possible." Antoine de St Exupéry
Avec les années j'ai changé. Pas parce que je n'étais plus à l'aise dans ce rôle mais parce que je voulais plus. Exister par ce qu'on apporte aux autres c'était très bien, mais je voulais aussi exister pour moi. Cette idée m'a sans doute été soufflée par Frankie, je le reconnais, qui n'attend qu'une chose c'est que je m'affirme. C'est en route, petit à petit, j'essaye de prendre plus ma parole de donner mes idées – de me forger des idées pour commencer. Ça me plait, j'ai encore peur, peur d'avoir une place, une vraie mais je crois que le veux. Je crois que j'ai envie de me prouver à moi-même que je peux faire des choses que je peux être capable, que je ne suis pas juste bon à être abandonné.